VALORISATION DES SITES TOURISTIQUES ET RESTAURATION DE L’HISTOIRE DE L’AIRE CULTURELLE SHABÈ : La contribution intellectuelle du Professeur John Ogunshola Igué à l’édition 2024 du Symposium International et Culturel de Yaoui
Le Symposium International et Culturel de Yaoui SICY 2024 a vécu. Ainsi, du 12 au 14 décembre 2024, ce village historique du pays Shabè situé dans la commune de Ouessè et arrondissement de Kilibo était devenu l’épicentre sinon la capitale de toute l’aire culturelle Shabè. En effet, le Symposium International et Culturel de Yaoui SICY qui a pris corps depuis 2018 permet, non seulement la valorisation des sites touristiques et la restauration de l’histoire de toute l’aire culturelle Shabè, mais aussi et surtout celle du site Etoo du village Yaoui. La dernière édition de 2024 était meublée par un programme alléchant sous l’égide du Professeur John Ogunshola Igué, grand connaisseur des choses et pratiques ancestrales Yoruba et Shabè en particulier. Au cours du colloque qui faisait partie intégrante du Symposium, le patriarche sachant a apporté beaucoup de ses connaissances dans lesquelles les participants aussi bien du monde universitaire que profane ont puisé.
Le Professeur John Igué, dans un travail intellectuel approfondi, a restitué l’histoire du peuple Shabè dans ses moindres détails à travers ses cycles migratoires. C’est un document dont la lecture vaut la peine.
Eyitayô Charles YAÏ
Pays Sabè :
Entre mémoire historique, richesses culturelles et défis de développement
Le Symposium international et culturel de Yaoui (SICY) est en train de revêtir une importance capitale dans l’ère culturelle Sabè. Il s’inscrit dans la série des Clubs initiés par des individus pour réfléchir à la destinée du pays Sabè. En tant qu’initiative privée, il devient un important instrument d’une réflexion libre menée par les élites de la région. Du coup, SICY peut être considéré comme le levier de développement dont les réflexions et les propositions doivent être entendues par les dirigeants à tous les échelons des décisions qui se prennent pour faire avancer le pays Sabè. C’est en tenant compte de cela que le sujet qui m’est proposé devient intéressant et important. Pour l’aborder, je vous informe d’abord que ces dernières semaines, mes collaborateurs au Laboratoire d’Analyse Régionale et d’Expertise Sociale (Lares) et moi-même avons présenté au public un ouvrage sur Sabè Idadu, une ancienne cité du Moyen Bénin, paru à Paris chez les Impliqués éditeur. Ce livre aborde l’essentiel du contenu de cet exposé, mais limité à la ville de Sabè Idadu, la capitale du royaume. Dans cet ouvrage, nous avons insisté sur la complexité de l’histoire des Sabè due à ses différentes ruptures et au fait que les Sabè ne racontent leurs histoires qu’en parlant d’une courte période de celle-ci, allant de la moitié du XVIIIe siècle à nos jours. La longue période qui s’étend du Xe au XVIIIe est occultée en raison du changement d’autorité traditionnelle à la tête des cités-États qui constituaient les bases du pouvoir durant cette période. Ce changement d’autorité opéré par les Babaguidaî, originaires du pays Boko dans le Borgou, a entrainé de nouveaux récits qui ont complètement masqué l’histoire des premiers occupants du pays Sabè. Le premier défi à relever aujourd’hui est comment faire pour écrire l’histoire de cette première phase de notre existence, en raison des différentes ruptures qu’a connues la société Sabè. L’histoire de ce peuple se divise actuellement en trois grandes périodes :Sabè 1, allant des origines à l’avènement des Babaguidaî ;Sabè 2, du temps des Babaguidaî à l’avènement de la colonisation ;Sabè 3, de la colonisation à nos jours.De ces différentes phases marquées par des mutations institutionnelles, sociales et économiques importantes, c’est seulement de la période 2, celle des Babaguidaî que les Sabè parlent. Même la période récente, allant de la colonisation à nos jours est mal relatée malgré ses conséquences douloureuses et ses succès comme l’emprisonnement du roi Mamadou, la description de l’imposant palais royal, le paiement des impôts de capitation, l’enrôlement militaire, les travaux forcés, etc., auxquels il faut ajouter quelques aspects positifs comme la modernisation de la société à travers l’habitat, les moyens de transport et la formation de nouvelles élites.Sur le plan historique, les Sabè ont donc deux défis importants à relever : (i) comment écrire l’histoire des six premiers siècles ? ; ii) comment faire connaitre les aventures et les acquis de la colonisation en pays Sabè ?Nos frères yoruba du Nigeria ne parlent dans leurs traditions et histoires que de Sabè ancien. De même les archives ne sont constituées que pour la période coloniale. C’est donc dire que les matériaux existent pour relever ces deux défis, mais à condition que les jeunes intellectuels Sabè émergent et veuillent bien s’en occuper, de jeunes intellectuels capables de se surmonter, de dépasser les récits familiaux pour envisager l’histoire des Sabè dans sa globalité.Sur le plan culturel, le pays recèle de beaucoup de potentialités. À commencer par son paysage morphologique dont le substratum repose sur des formations granitiques dont beaucoup ont émergé sous forme de collines à Sabè Idadu, à Kabua, à Kokoro, à Yaoui, à Kèmon , etc., toutes ces collines abritent des sites culturels importants comme les grottes, les passages souterrains, les édifices de défenses, et surtout des Orisa qui font tous l’objet de culte. L’un d’un fondement de la spiritualité Sabè se trouve à l’intérieur de ces collines qui abritent des esprits puissants, bienfaiteurs et généreux. Nos parents l’ont si bien compris que toutes ces collines font l’objet d’adoration.Le 2e élément de notre culture est la religion. Au commencement étaient nos croyances traditionnelles. À ce niveau, on distingue les cultes des premiers occupants du sol qui sont considérés comme les dieux protecteurs du pays Sabè et de ses habitants : Oke Arafa, Olupopo, Aboyun ko gun à Ilé Sabè, Oké Ifolo à Kaboua, Yépeu à Kokoro, Oké Asabari à Yaoui pour ne citer que ces exemples qui constituent la base du panthéon traditionnel dont l’adoration régulière apporte la paix et la sécurité en pays Sabè. À la tête de ces divinités logées dans les collines, il y a la présence du temple d’Odudua à Jabata qui fait l’objet d’une festivité annuelle de trois mois à laquelle sont conviés tous les villages du pays Sabè.Toutes ces divinités appartiennent aux anciens occupants, les Omo Onilè. Leurs adorations ne peuvent se faire par les dignitaires actuels qu’en présence de ces Omo Onilè.En dehors de ces anciens Orisa, on distingue aussi ceux apportés par les Babaguidaî et les autres formes de migration. Au compte des Babaguidaî, on peut signaler la chaine du vieux patriarche qui symbolise l’endroit où le vieux patriarche est entré sous la terre. Mais à part cette chaine, et à la différence des premières religions traditionnelles, les Orisa d’origine Babaguidaî sont plutôt d’ordre familial que collectif. Sur cet ensemble religieux, sont venues s’ajouter de nouvelles manifestations religieuses, issues des religions importées comme l’islam, le protestantisme et le catholicisme. L’islam est d’origine ancienne. Elle est implantée dans la région avec la migration Babaguidaî qui comportait en son sein beaucoup de musulmans d’origine Mandingue. Mais cette religion islamique a connu son développement dans la région avec le commerce caravanier animé par les Haoussa-Gambari qui ont implanté dans presque toutes les localités Sabè, des Zongo dont les habitants ne sont que des musulmans. Par contre, le protestantisme et le catholicisme proviennent de la colonisation européenne, le catholicisme par le biais de la France et le protestantisme à partir de l’influence britannique. Ces différentes religions importées sont pratiquées aujourd’hui par la majorité des Sabè et constituent aussi des obstacles à l’évolution des religions traditionnelles. Se pose alors le défi de la cohabitation entre religions traditionnelles et modernes.Les autres aspects de la culture sont la langue, l’habillement, les habitudes alimentaires et les danses, etc. Pour l’essentiel, la culture Sabè repose son fondement sur la civilisation yoruba dans son ensemble. Il en résulte beaucoup de ressemblances dans le domaine de l’habitat, des habitudes vestimentaires et alimentaires et des instruments musicaux comme de Gangan.Ces différents aspects de la culture sont en pleine mutation du fait de l’évolution actuelle de notre temps. Malgré ces mutations, nos parents du Nigeria se bâtent pour valoriser la culture Yoruba dans le monde. Le chapeau Gobi et le foulard de tête, Gélé des femmes sont en train de conquérir toute l’Afrique noire. De même que la langue Yoruba qui est en phase de devenir la seconde langue de nos frères de la migration forcée du nouveau monde. Le pays Sabè est actuellement un des relais à cette expansion de la culture Yoruba dans son contexte géographique immédiat. Quant aux défis du pays Sabè, ceux-ci peuvent se décliner en un certain nombre de problèmes assez préoccupants auxquels on doit faire face immédiatement pour sauvegarder l’autonomie et le dynamisme de ce peuple. Parmi ces problèmes, il y a :La question du patrimoine foncierLe pays Sabè est l’un des plus riches en terres faiblement occupées du Bénin. Le potentiel foncier par habitant est l’un des plus élevés. Il en résulte de très fortes convoitises qui justifient la forte migration qui affecte le milieu. Si l’on n’y prend pas garde, nos terres seront achetées par ces migrants. Celui qui n’a plus de terres n’a plus de patrie. La notion de pays Sabè est intimement liée à la terre d’où l’expression Ilè I Sabè. Il va falloir qu’on y prête attention pour ne pas devenir à terme des apatrides sur nos propres patrimoines fonciers. À cette question foncière, s’ajoute celle des migrations extrêmement dynamiques dans la région à partir de l’accueil des populations du nord-ouest du Bénin qui ont une pratique agricole extrêmement consommatrice de l’espace. À eux s’ajoutent les fabricants de charbon, originaires du plateau d’Abomey et des exploitants forestiers venant des départements du Couffo et du Mono. Comment gérer cette migration pour pouvoir conserver toute son identité, tel est l’enjeu de la question, car si les étrangers deviennent plus nombreux que les autochtones, la civilisation originelle disparaitra. Cette situation est intimement liée à celle de la démographie. Sur cette question, les Sabè ont actuellement l’un des taux de fécondité les plus bas du Bénin, quatre enfants par femme au moment où ceux qui nous entourent ont des taux plus élevés de l’ordre de six à huit enfants par femme. Les grandes questions de la société sont actuellement réglées à partir de la démocratie où c’est le plus grand nombre qui l’emporte, comment faire face à cela pour que les Sabè puissent continuer à contrôler leurs destins ?Dans un passé récent, le pays Sabè était connu par son originalité économique :fonction de transit entre 1911 et 1936 avec accueil des succursales de plusieurs sociétés de traite installées à la Côte. Durant cette période de traite, on comptait à Sabè plus d’une quinzaine de sociétés de traite qui ont justifié la présence au quartier Zongo de plusieurs familles originaires du sud Bénin comme les Sacramento, les Facia, les Houégban, etc. Beaucoup ont fait fortune à Sabè et ont matérialisé cela par de grandes constructions comme la maison des Sacramento sise à Zongo, entièrement construite en pierre.Les activités de transit ont été relayées par la culture de tabac et de ricin entre 1942 et 1970. Celle-ci a facilité la monétisation de tout le pays Sabè et une scolarisation dynamique à partir de laquelle se sont constituées les premières élites intellectuelles de la région. Après 1970, Savè a bénéficié de plusieurs industries au centre desquelles il y a le complexe sucrier qui constitue le plus gros investissement du pays jusqu’à ce jour, avec l’arrivée dans la région de 10 000 travailleurs étrangers qui ont élu domicile dans l’arrondissement du Plateau et ont créé leurs propres quartiers comme Fasejonin mieux connue sous le nom de Jérusalem.Toutes ces réalisations ont fait qualifier Sabè-Idadu de pôle industriel du département des Collines par le projet Picardie. Aujourd’hui, tout cela a disparu, laissant la ville dans un état de désolation totale.Que faire pour donner à la région sa particularité économique ? Tel est un autre enjeu auquel il faut faire face.Enfin les crises institutionnelles sont devenues si importantes que la région vit sous le règne de deux rois depuis 2005, que la gouvernance du pays ne repose plus sur l’autorité d’un seul roi. Celui-ci est désormais secondé par le pouvoir des Balè qui se réunissent régulièrement sous la tutelle de l’un de leurs collègues, celui d’Alafia sans l’autorisation du roi. Comment gérer toutes ces contradictions pour que la région puisse trouver une même direction politique ?Toutes ces difficultés appellent à un sursaut patriotique pour que les Sabè puissent être les maitres de leur territoire et de leur destin. Autrement, la paix et la sécurité seront compromises, de même que le développement et le bonheur des habitants.Ce message de désespoir doit être entendu par tout le monde afin qu’on puisse y apporter des solutions idoines dans un très bref délai.Si cette réunion de Yaoui peut servir à cela, cela ne que peut soulager le peuple Sabè dans son ensemble.
Prof. John O. IGUE